Philippe Dessertine : « Le vrai risque, c’est l’immobilisme »

3 Juin. 2025 | Matot Braine

Dans le cadre de son Assemblée générale, le Crédit Agricole Nord Est a reçu l’économiste et conférencier Philippe Dessertine, qui vient de sortir un livre « L’Horizon des possibles », dans lequel il dresse la nécessité d’un nouveau modèle de société.

Nastasia Desanti

« En Europe, on reste obsédés par le triptyque chiffre d’affaires – bénéfice – dividende. Or la vraie création de valeur est ailleurs. » (Crédits : ND)

Philippe Dessertine : « Le vrai risque, c’est l’immobilisme »

C’est en se plongeant dans le contexte économique et géopolitique actuel – la perspective de l’augmentation des taxes Trump au mois de juillet et les conséquences du conflit sur le sol ukrainien – que l’économiste et également Directeur fondateur de la chaire Finagri (Financement alternatif au secteur agricole) à la Sorbonne a déroulé son propos.

« Nous vivons une situation totalement inédite en économie : une baisse de la croissance mondiale uniquement liée aux déclarations d’un homme. En réalité, Trump est surtout le révélateur d’une grande fragilité américaine. Les États-Unis sont dans une situation économique de plus en plus intenable, qui se résume en deux chiffres : un déficit public de 1 833 milliards de dollars l’année dernière, soit 6,4 % du PIB, et un déficit commercial de près de 1 000 milliards de dollars », rappelle-t-il.

Balle dans le pied

Philippe Dessertine pose alors cette question : en 2030, aura-t-on une crise sur notre propre dette ? Question pour laquelle il esquisse un début de réponse, en appelant dans un premier temps à « conserver son sang-froid » et à « comprendre l’évolution de l’économie européenne » en assénant : « La première faiblesse de l’Europe, c’est l’énergie. Le gaz coûte trois fois plus cher en Europe qu’aux États-Unis. Et pour des industries énergivores comme la chimie ou la sidérurgie, c’est intenable. » Et comme si une seule faiblesse ne suffisait pas, l’économiste en indique une deuxième : la guerre — aux portes de l’Europe, mais aussi comme modèle de réindustrialisation basé sur l’armement.

« C’est une vérité économique simple : si vous consacrez vos ressources à produire des armes, dont le seul but est de détruire, vous ne créez pas de valeur. Même les Américains l’ont compris : Donald Trump, en cherchant à réduire le déficit public, a dit clairement que ce n’était plus aux États-Unis de payer pour l’armement du monde. » Voilà une des stratégies du gouvernement rhabillée pour l’hiver. « Investir dans la défense, c’est autant d’argent en moins pour d’autres secteurs. C’est la balle que nous nous tirons nous-mêmes dans le pied. »

La tech, pilier central de l’économie de demain ?

Car pour Philippe Dessertine, si la défense n’est clairement pas un des secteurs sur lequel il faut investir, la Data, en revanche, est l’alpha et l’oméga du futur et de la croissance.

S’appuyant toujours sur le modèle américain, il rappelle que si les États-Unis, malgré un double déficit, affichent une croissance plus forte, une consommation plus élevée et un pouvoir d’achat en hausse, c’est qu’ils disposent d’un pilier central de leur économie : la Tech.

« Les cinq géants historiques (GAFAM), plus Tesla, plus Nvidia : ces sept entreprises cumulent 15 000 milliards de dollars de capitalisation, soit 65 % du PIB américain et 25 % du PIB mondial. Elles constituent le socle de l’épargne américaine. Entre 2000 et 2025, leur valeur a été multipliée par 200 », fait-il savoir, en précisant le cas de Nvidia, société spécialisée dans l’édition de logiciels et la conception de cartes graphiques. « Cette entreprise produit les puces utilisées pour l’intelligence artificielle générative et est passée de 10 milliards de dollars de valeur à 3 600 milliards brièvement l’année dernière ; aujourd’hui elle est revenue à 3 000 milliards. »

3 000 milliards : un chiffre familier en France puisqu’il correspond au montant de la dette du pays. Mais un chiffre qui prend sens si l’on adopte la perspective de l’économiste : « Un pays n’est pas si mal que ça s’il créé de la valeur qui vient contrebalancer la dette. »

Repenser la valeur

Pour l’économiste, cela suppose une autre manière de penser la valeur. « En Europe, on reste obsédés par le triptyque chiffre d’affaires – bénéfice – dividende. Or la vraie création de valeur est ailleurs. Si OpenAI vaut 300 milliards de dollars en perdant 6 milliards par an, c’est qu’on est dans un autre paradigme. »

« Il est temps de sortir de la logique des flux. Il faut représenter des valeurs d’actifs immatériels, hors bilan. On a tenté de le faire en Europe avec la CSRD, mais c’est jugé trop compliqué. Pourtant, c’est la bonne direction. Il nous faut aussi changer de mentalité. Investir dans l’innovation ne se décide pas à Paris : ça se passe à la base, sur les territoires, dans les laboratoires de recherche, les start-up. » Il rappelle néanmoins que les talents français de la Tech partent à l’étranger — « la numéro 2 d’OpenAI est française » — pour trouver les moyens qu’ils n’ont pas en France.

Quel futur sommes-nous prêts à avoir et comment l’envisageons-nous ? « Sommes-nous prêts à valoriser ce qui ne se mesure pas encore ? À accepter l’erreur ? » Devant un public de banquiers, l’économiste appelle à davantage de prise de risque, arguant que « le vrai risque, c’est l’immobilisme ».